L'oreille interne
Résumé éditeur
Rupture éditeur
l’avis des lecteurs
Voilà un texte dont la perspective de relecture me hantait depuis un bout de temps. Une relecture dont j’avais profondément envie, et qui dans le même temps m’angoissait terriblement. Pas comme pour certaines autres options parce que j’avais peur d’être déçu ou de ne pas être convaincu comme je l’avais été la première fois, ou en tout cas pas complètement ; c’était évidemment une possibilité moindre dans un coin de mon esprit, mais négligeable.
Non, le fonds de mon anxiété ne tenait qu’à la crainte, une fois de nouveau parvenu au bout, de ressentir le même vertige que j’avais vécu la première fois : la conviction profonde d’avoir été confronté à un ouvrage immense, mais de ne pas être capable, dans la moindre mesure, d’expliquer exactement, de verbaliser précisément, pourquoi ce roman de Silverberg est un chef d’œuvre inoubliable.
Et je vous rassure tout de suite, aucune de mes craintes ne s’est matérialisée. Au contraire, même, ce bouquin est tombé pile au bon moment pour que je puisse en retirer précisément ce dont j’avais besoin pour écrire une de ces chroniques que j’affectionne particulièrement ; celles où je fais des phrases en tentant d’exprimer des choses qui vont au delà du bouquin dont il est question, parce que ce bouquin peut me servir de vecteur à autre chose.
Alors on s’accroche – surtout moi – parce que je vais tenter de vous expliquer en quoi L’oreille interne est et demeurera, je pense, un chef d’œuvre absolu et intemporel de la littérature.
En toute sobriété.
David Selig, la quarantaine. Qui vivote tant bien que mal en vendant ses services de prête-plume universitaire à des étudiants en mal de temps ou de capacités à valider leurs cours. Et David Selig y excelle ; pas seulement par ses compétences littéraires, mais surtout parce que David Selig est télépathe.
Or, ce don de télépathie, sans aucune explication tangible, David est en train de le perdre.
Alors, pourquoi et comment, à mes yeux, Robert Silverberg fait-il preuve d’un génie singulier, avec ce roman ? Vaste question.
Laissez moi répondre à ma propre question par une affirmation qui semble n’avoir rien à voir : je ne souscris absolument pas à la thèse de la « mort des imaginaires », cette idée qui voudrait que nous vivons un appauvrissement de nos sources narratives, ressassant encore et encore les mêmes thèmes et les mêmes histoires en boucle. D’abord parce que je pense que ce jugement nait avant tout d’une forme de lassitude qui ne peut naître chez les gens qui l’évoquent que parce qu’ils consomment énormément de Culture. Plus on connaît de choses diverses, et plus on notera des schémas qui se répètent ou se ressemblent, mécaniquement ; je ne crois pas que ce soit lié à une quelconque agonie de nos imaginations collectives ou quoi que ce soit dans ce goût là.
Alors certes, en contre-argument, on pourra évoquer une certaine uniformisation des modèles narratifs convoqués par l’industrie dominante du divertissement, que ce soit en littérature ou en audiovisuel ; mais je pense qu’il s’agit là d’un problème éditorial et politique avant tout : ce ne sont pas les gens en charge de nous fournir ces histoires en première intention qui sont en faute, ce sont les gens qui sont parvenus en position de filtrer ce qui nous arrive ou non, de financer ces histoires, qui sont en faute. Si nous avons à réellement blâmer quelconques acteurices du monde de la narration divertissante, ce sont les gens qui ne pensent qu’à la dernière ligne du bilan comptable, qui eux, manquent singulièrement d’imagination, et donc de la capacité à voir et lire ce qu’il y a de formidable dans ce qu’on leur propose. Créant de fait un cercle vicieux d’appauvrissement dans une certaine section trop visible de la création narrative.
De fait, si mort des imaginaires il y a, admettons, alors ce ne sera pas de vieillissement ou de maladie, mais de meurtre. Et je vous jure que ç’a un rapport avec L’oreille interne. Ou tout du moins avec ma vision de ce roman.
Ce bouquin, quand je l’ai lu la première fois, ça devait être il y a une dizaine d’années. Et je n’avais à l’époque pas le quart du bagage culturel que j’ai aujourd’hui, sans parler de mes perspectives politiques. Et j’avais déjà été happé par l’ouvrage, sans parvenir à me l’expliquer vraiment ; en tout cas pas au delà des évidences les plus pures à son sujet. Évidemment que David Selig est un personnage délicieusement complexe à suivre, dont le portrait tout en instants figés par sa mémoire, entre modestes triomphes et échecs cuisants, nous est livré avec un ton d’auto apitoiement compensé par juste assez d’ironie pour que ça ne devienne jamais une longue chouinerie pénible. Il y avait dans cette approche extrêmement sensible quelque chose de fort touchant, déjà, que j’ai dans l’ensemble retrouvé, en dépit de mes propres limitations envers le concept d’émotion littéraire ; David Selig est sur la ligne de crête entre le pathétique et l’émouvant. S’il a ses défauts, notamment une certaine obsession sexuelle qui est à mettre sur le compte de son auteur et de son époque, tout juste supportable parce que consubstantielle à ses névroses, il a aussi ses qualités rédemptrices : un refus d’une prédation facile liée à son don et une certaine forme d’humanité. Avec le temps passé et la culture accumulée, j’ai la bonne formule pour évoquer ce personnage, héritée d’un auteur qu’ironiquement j’ai rencontré après cette première lecture : chez David Selig, je retrouve la magnificence de la médiocrité que je prête habituellement à Charles Yu (je pense notamment à la merveille qu’est Fable). Au plus premier des degrés, ce roman est simplement formidable parce que ce qu’il nous livre est un portrait psychologique d’une complexité et d’une profondeur rare, au sujet d’un mec normal. Normal, désespérément, même s’il est télépathe. Parce que pourquoi pas : on peut très bien être télépathe et dépressif, n’avoir qu’une ambition limitée. Rien que ça, c’est déjà sublime, en soi. Mais si ce n’était que ça. Parce que bon, je pourrais en faire des caisses sur le fait que David Selig m’a donné comme la première fois l’impression d’être quelqu’un qui n’existe pas qui existe (coucou Auriane !), mais lors de cette deuxième lecture, j’ai capté deux choses que je n’avais pas saisi la première fois, et pour cause.
La première de ces deux choses m’avait échappé parce que mon esprit analytique n’avait pas encore totalement atteint le niveau d’exigence et de potentielle surinterprétation qu’il a atteint aujourd’hui. Et bon, de fait, cet aspect du récit est sujet à caution, mais quand même ; j’ai le sentiment que la télépathie de David peut être sujette à allégorie. Je pense, pour être prudent, qu’on est dans un cas similaire à celui de Les enfants sont calmes de Kevin Wilson, où le concept imaginaire central est simplement traité de façon prosaïque et matérialiste, atteignant du coup la métaphore par le petit bout de l’universalité, et donc que j’y colle sans doute un ressenti très personnel. Mais n’empêche que ce ressenti, il y est. Et je trouve qu’on peut, au moins un petit peu, rapprocher une partie des errements de notre protagoniste avec ceux vécus par la population neuroatypique. Ce côté un peu hors du monde, en recherche d’autres personnes similaires, cette lutte permanente avec soi-même, avec ce que les autres pensent, ce qu’ils voient de nous… Ça fait sans doute partie des choses que j’avais captées à l’époque sans avoir les ressources idoines pour les verbaliser correctement, au moins un peu, et avec lesquelles j’ai depuis appris à faire la paix avec suffisamment de sérénité pour prendre du recul dessus.
Voilà, ça c’est pour la première chose. C’est très subjectif et peut-être même suffisamment pour que son inclusion dans cette chronique soit discutable, mais ça reste trop prégnant pour que je l’ignore ; et qui sait, peut-être que ça parlera à d’autres que moi, pourquoi pas même avec quelques pas de décalages. L’essentiel demeure que Silverberg, métaphoriquement, intentionnellement ou non, a touché quelque chose du doigt avec ce roman qui allait plus loin que le « simple » portrait de son protagoniste.
Ce qui nous amène, bien plus important, à la deuxième chose. Qui va enfin nous permettre de reboucler sur mon premier paragraphe, promis, je vais quelque part avec tout ça : parce qu’en fait, ça touche à tout ce dont j’ai parlé jusqu’ici. On pourrait presque croire que je suis un penseur organisé, dites donc (c’est faux, je suis un touriste en impro totale).
Et cette chose, c’est le fait que même si je ne crois pas à la mort des imaginaires, le fait est que je souffre tout de même, comme pas mal de monde, d’une certaine fatigue ou lassitude à l’égard d’une certaine monotonie dans les modèles narratifs que je croise. Alors certes, ce constat n’est pas réellement neuf, même si cette verbalisation précise, elle, l’est. Parce que par une certaine insistance holistique du cosmos, en quelques jours seulement, j’ai eu droit à quelques clins d’œil du destin me signifiant qu’en effet, si j’ai pu bloquer sur quelques œuvres, ces dernières années, ce n’était pas tant de leurs fautes à elles – en général, soyons magnanimes – que de la faute de ce qu’elles représentaient, dans le flux de ma consommation culturelle.
Pour le dire vite : les histoires de destin individuels, les enjeux de taille mondiale, les concepts vertigineux, les luttes manichéennes… Il faut bien admettre que j’en ai un peu ma claque. Sans doute suis-je influencé par une vague idéologique portant la nécessité du renouveau de ces questions, parce que c’est aussi avec nos histoires qu’on peut espérer une forme de victoire au sein de la guerre idéologique, nécessitant de nous dépouiller des modèles narratifs qui portent et sont portés par ce qu’on affronte. Oui. Parce qu’en fait, j’y crois. Croyant à l’idée du Pan narrans en opposition à l’idée de l’homo sapiens, je crois effectivement qu’on a besoin de se sortir, au moins un peu, de ces histoires gonflées à la destinée superbe et aux enjeux hypertrophiés. Je ne jurerais pas que l’effet sera spectaculaire ou immédiat, c’est même le contraire ; mais si je ne crois pas au moins un peu à la possibilité que ça infusera et fera, à terme, changer les choses pour le mieux, alors plus rien n’a de sens ni d’importance (re-coucou Auriane !).
Et de fait, on a besoin d’histoires où les super-pouvoirs n’en sont pas. Où un humain banal peut lire dans les pensées, et où en fait, bah c’est pas ouf. Parce qu’il a quand même la flemme d’aller chercher plus loin que son salaire de la semaine, parce qu’il est fatigué, des fois, parce qu’en fait savoir ce que pensent les gens avec qui il parle, ça ne lui garantit pas d’avoir toujours les bonnes réponses ou la bonne manière de les formuler.
C’est pour ça que j’aime ce roman à ce point : il ramène le rêve au niveau du sol, comme d’autres romans avant ou après lui dans mon parcours, mais d’une manière qui lui est particulièrement singulière et éloquente. Et c’est d’autant plus fabuleux à lire que ç’a beau avoir 50 ans, franchement, ça n’a pas tant vieilli que ça. Et même ce qui a vieilli a bien vieilli, parce qu’en dépit du côté daté que peut avoir le roman, son ancrage dans son contexte temporel lui confère encore plus de force, aussi paradoxal que ça puisse paraître. Qu’un roman de cet âge soit capable d’incarner à mes yeux cette nécessité de raconter des histoires de gens basiques à qui il n’arrive rien d’extraordinaire, quand bien même ils le sont à leur manière, je trouve ça absolument exceptionnel.
D’autant plus que ça me conforte par ailleurs dans l’idée que toute création est cyclique. Même à une période où je pense que la SF était particulièrement burnée et dopée à l’héritage de l’âge d’or, bourrée de héros masculins aux destins monstrueux, avec des enjeux titanesques, on était capable de pondre des romans comme celui-là. Comme quoi, j’apprends avec cette oreille interne exactement ce que j’ai appris avec mes lectures de Sturgeon, Jackson, Tiptree Jr, Simak ou Brunner, pour n’en citer que cinq pas du tout au hasard et me retenir de partir en dérapage incontrôlé à propos de mes Fiction et cie : l’époque ne compte pas tant que les intentions ou le talent.
Même au moment de la production de ce qui nous parait vieux aujourd’hui, on contestait déjà le modèle qu’on peut contester aujourd’hui. Et même sans parler de contestation, d’ailleurs, on peut sans doute parler de questionnement, à minima : la SF et ses genres satellites ont ça de merveilleux qu’ils ne cessent jamais de s’intéresser à ce qui les constituent ; il suffit de se baisser pour trouver de quoi satisfaire toutes les envies potentielles. Le problème restant, tout de même, les conditions matérielles de la production de ce qui se trouve par terre, si j’ose dire. Et là, c’est évidemment un tout autre sujet, d’une toute autre ampleur.
Mais bref. Tout ça pour dire : quel roman, bon sang, quel roman. Pour ce qu’il est autant que pour ce qu’il représente d’une autre voie, d’une autre voix. L’histoire exceptionnelle d’un type qui n’a rien d’exceptionnel et pourtant tout d’exceptionnel. Ce genre de roman qui donne envie d’aligner les clichés critiques à deux ronds pour essayer d’exprimer un quart de sa puissance évocatrice. Silverberg y fait des choix formels aussi audacieux que subtils pour dérouler un fonds d’une complexité et d’une accessibilité qui paraîtraient dichotomiques s’il ne parvenait pas à tenir l’ensemble avec une maîtrise hallucinante.
Mais il y parvient, et il y parvient tout du long, avec une forme de crudité sincère confinant à une poésie naturelle bluffante.
L’oreille interne, pour moi, c’est un peu l’équivalent romanesque de cette discussion impromptue avec un pote chez qui vous passez la nuit, qui commence à 23h, qui se finit à 8h du matin, et où ce pote est devenu un ami entre temps ; vous ne vous souviendrez peut-être pas de tous les détails, mais l’effet de la lumière sur vos paupières alors que l’obscurité laisse place à l’aube restera gravé à vie dans votre esprit.
Allez, je commence à faire des phrases, c’est le moment de décrocher.
Faisons plus simple pour conclure la conclusion : ce roman est un absolu chef d’œuvre.
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