Délivrance de la mer

Partir, revenir

En retraçant le parcours d’Agathe, sa volonté de s’émanciper de sa région et de sa famille, Xavière Gauthier raconte aussi la naissance d’une autrice. Quand la colère, les blessures de la vie, l’expérience enrichissent la plume d’une encre très noire.

Née au bord de l’océan, Agathe apprend très tôt à haïr ce paysage battu par les vents, rongé par le sel, où l’horizon semble aussi fermé que son avenir. Dans ce village côtier saturé d’embruns et d’amertume, elle grandit dans une maison que l’humidité effrite comme les liens familiaux : un père taiseux, marin-pêcheur résigné aux silences de la mer ; une mère figée dans la peur de perdre un jour cet homme à la mer ; une fratrie nombreuse, indifférente, absente. Et autour d’elle, la rumeur, les jugements, les humiliations : « Famille épaisse et glauque, famille comme un tas de varech. Pas un ne m’a demandé si c’était vrai, ce qu’on raconte sur moi. »

Dans cette chape sociale et affective, Agathe n’a d’autre choix que de fuir. Ni l’amour sincère mais impuissant de Julien, ni l’attachement à ce territoire d’enfance n’auront raison de son désir de départ. Une opportunité cinématographique l’amène à Paris — un passage brutal, sans transition, vers une capitale tout aussi hostile. Dépossédée de tout, sans argent ni réseau, elle erre jusqu’à croiser Ruth, autre naufragée urbaine. Ensemble, elles formulent un pacte farouchement radical : « Ce qui s’est passé avant nous n’existe pas. Le monde commence avec notre vie. Nous crachons sur notre passé, notre terre d’origine et toutes ces vieilles idées bouffies. »

Mais le passé, même rejeté, revient comme une marée noire. Un drame familial rappelle Agathe au rivage qu’elle a fui. Ce retour forcé donne lieu aux pages les plus intenses du roman, où Xavière Gauthier parvient à distiller une rage sourde, une tension contenue, jusqu’à la scène de bascule — cette « délivrance » du titre — où Agathe, face à la mer, accepte enfin d’en faire sa matière d’écriture : « « la mer m’habite et me tient et me berce. Et je jouis du mouvement continuel de la mer devant moi. Et sur le côté. Et en moi. Je suis née ici. C’est ici que j’écrirai. »

Ce roman, d’une rare densité émotionnelle, est porté par un style à la fois charnel et elliptique, aussi poétique qu’incisif. Il s’inscrit pleinement dans l’œuvre de Xavière Gauthier, figure incontournable du féminisme littéraire français. Née en 1942, écrivaine, critique, essayiste et fondatrice de la revue Sorcières — publication phare des années 1970 dédiée aux écritures féminines —, Gauthier n’a cessé d’interroger les rapports entre langage, corps et identité. Elle s’est également illustrée dans l’entretien littéraire, notamment avec Les Parleuses, livre coécrit avec Simone de Beauvoir, où elle explore la transmission féminine et l’émancipation par la parole.

Dans Délivrance de la mer, cette quête de liberté passe par une rupture violente avec les déterminismes familiaux et sociaux, mais aussi par un lent travail de réconciliation avec soi-même et avec ses origines. Le corps féminin, le lien à la nature — ici la mer, à la fois oppressive et matricielle —, et le besoin vital d’écrire s’entrelacent dans un récit de métamorphose douloureuse mais salvatrice. À travers Agathe, Gauthier donne voix à ces femmes qui cherchent leur place hors des sentiers assignés, dans une langue qui n’a rien perdu de sa force subversive.